Panorama 2

Les évadés

Où l’on découvre l’étrange naissance de certains chefs-d’œuvre de Rodin.

À gauche : Auguste Rodin, Le penseur, version originale de 1880, version agrandie et fondue 1904, bronze, 180 x 98 x 145 cm, Musée Rodin, Paris
À droite : Auguste Rodin, Ugolin, 1881-1882, bronze, 41,5 x 39,1 x 60,9 cm, Musée Rodin, Paris
© Agence photographique du musée Rodin, Jérome Manoukian

Nous sommes en 1880. Alors que Rodin voit ses 40 ans arriver à grands pas, il reçoit une commande qui le rend fou de joie : une porte monumentale pour le futur musée des arts décoratifs, à Paris. Mais ce qui l’enthousiasme le plus, c’est que cette porte doit s’inspirer de la Divine Comédie de Dante. Ce livre qu’il a lu et relu, il va maintenant lui rendre hommage !

Alors, Rodin multiplie les figures que le texte lui inspire. En commençant par Dante, son génial auteur. Il le sculpte en homme pensif, et… très musclé ! Dante n’était pourtant pas connu pour ses talents de sportif, mais dans l’esprit de Rodin, c’est une façon de symboliser la force créatrice de l’écrivain.

Et puis c’est au tour d’Ugolin de sortir, pour le meilleur et pour le pire. Plutôt le pire, d’ailleurs… Emprisonné avec ses enfants, cet homme d’État les voit mourir de faim et dévore leur cadavre pour ne pas mourir à son tour.

Enfin, pour couronner l’ensemble, il place trois personnages identiques, tout en haut de la porte. Il les appelle les « Ombres », car elles portent un message bien noir : Rodin les charge de dire aux âmes damnées d’abandonner tout espoir…

L’artiste travaille ainsi 10 ans sur sa porte, jusqu’à ce qu’en 1889, son rêve s’effondre. Le projet du musée des arts décoratifs est abandonné ! Pas de musée, pas de porte…

Que faire ? Tirer un trait sur un projet dans lequel il a mis tant d’énergie ? Jamais ! Un à un, il reprend les groupes de sculptures qui décoraient la porte. Dante et ses damnés s’échappent de leur support pour devenir des œuvres indépendantes. L’écrivain bien musclé se change ainsi en Penseur, l’une des créations les plus célèbres du sculpteur.

Ouf, Rodin a su inverser la catastrophe. Il a fait, d’une commande annulée, un formidable laboratoire créatif. Puisque cette porte ne tenait plus sur ses gonds, il a donné à ses figures le droit de s’évader pour vivre leur propre histoire.

Auguste Rodin, Trois Ombres, avant 1886, bronze, 97 x 91,3 x 54,3 cm, Musée Rodin, Paris
© Agence photographique du musée Rodin, Pauline Hisbacq